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Un texte de réflexion de Jean Rochon : La première ligne en santé après la pandémie

11 Mai 2020

Ce texte fait partie d’une série de réflexions sur la première ligne en contexte de pandémie du Réseau-1 Québec. An English version is also available.

Les crises sont des révélateurs des forces et des faiblesses. Le philosophe et sociologue français Edgar Morin en a très bien résumé les conséquences : « Une crise génère trois scénarios différents, mais il ne faut encourager que le troisième : le désir de retrouver le monde d’avant, une fuite dans du -n’importe quoi- et l’émergence d’apprentissages nouveaux ».

Il est primordial de saisir cette opportunité, car une autre crise beaucoup plus insidieuse et dévastatrice est en évolution à cause du fardeau des maladies chroniques et des inégalités sociales de santé. Celles-ci constituent aussi une menace pour l’économie et la paix sociale.

La crise provoquée par la pandémie de la COVID-19 nous aura rappelé qu’à des situations complexes il faut des solutions validées par les faits et par la science. Elle nous aura aussi révélé l’importance d’un concept élargi de la première ligne pour pouvoir juguler la crise en gestation.

Évolution de la première ligne

Il y a 50 ans lors de la création du système de santé et de services sociaux, la première ligne devait être constituée des médecins de famille et des Centres locaux de services de santé (CLSC) qui  assuraient la porte d’entrée en offrant les services d’une équipe multidisciplinaire pour traiter les problèmes de santé des individus, pour référer les patients vers les services spécialisés requis et pour coordonner l’ensemble de la réponse aux besoins des individus. Le vieillissement rapide de la population et l’augmentation des maladies chroniques ont suscité le développement d’autres services comme les soins à domicile, le logement adapté et les soins de longue durée.

Pendant les décennies suivantes, le développement des connaissances relativement aux déterminants de la santé a démontré que les trois quarts des problèmes de santé d’une population sont déterminés par les conditions environnementales, la qualité des milieux de vie et les saines habitudes de vie. La recherche a démontré que l’on peut prévenir les maladies chroniques qui en résultent par une approche populationnelle privilégiant la prévention des maladies et la promotion de la santé dans le cadre d’interventions coordonnées et intégrées.  Nous savons maintenant que les interventions massives et soutenues dès les premières années de la vie et la réactivité des actions dès l’apparition des problèmes peuvent améliorer le parcours de vie des individus et la santé de la population.

On ne peut plus gérer la première ligne seulement comme la base d’un système dont les principales ressources sont investies dans des hôpitaux offrant des services spécialisés et surspécialisés.  Il faut la conceptualiser comme un système en soi desservant une population sur un territoire donné. Ce système est responsable de la mise en œuvre des politiques et des programmes gouvernementaux au niveau local et régional en assurant la coordination de services complets et continus. La gamme des services offerts en première ligne comprend les interventions de prévention et de promotion de la santé prévues dans le programme national de santé publique, les services de santé généraux, les services sociaux, les pharmacies communautaires, les soins et les services à domicile, le soutien aux aidants naturels, le logement adapté aux conditions de mobilité et d’autonomie et les soins de longue durée. Le système de première ligne doit orienter les patients vers les services spécialisés tout en assurant l‘accompagnement et la prise en charge à moyen et long terme.

La nouvelle première ligne

Dans cette perspective, le système de première ligne doit être conçu comme un consortium des partenaires publics, socioéconomiques et communautaires de même que de citoyens engagés dans la communauté. Ce système est établi sur la proximité géographique et la dynamique commune des acteurs plutôt que sur une délimitation administrative. Le territoire constitue un lieu d’interaction de réseaux et d’interdépendances entre les partenaires. Les limites peuvent fluctuer selon le déploiement des activités. La gouvernance du consortium doit permettre le passage d’une approche sectorielle et descendante vers une approche territoriale et interactive.  Elle est l’assise de la décentralisation des pouvoirs de décision et d’exécution vers les niveaux  locaux et régionaux.

La coordination du consortium implique la reconnaissance des responsabilités et des expertises spécifiques des partenaires et l’identification des problèmes communs. Elle doit viser à construire collectivement des objectifs et des actions et à rechercher des solutions par coordination coopérative autour des enjeux partagés. Elle doit ainsi permettre la mise en commun de voies et moyens et de nouvelles allocations de ressources. Ainsi, la coordination des services et des interventions assure un cheminement fluide et harmonieux. Dans le contexte du Québec, le Centre local de services communautaires (CLSC) apparait comme le mandataire qualifié pour assumer cette coordination.

Individuellement, les partenaires demeurent responsables et imputables pour les effets résultant de leurs activités spécifiques. Collectivement, ils doivent viser un impact collectif sur la santé et le bien-être de la population du territoire. À cette fin, ils doivent se donner des moyens:

  • Un plan d’action commun avec des actions concertées,
  • Un système d’évaluation commun impliquant le partage des informations,
  • Une complémentarité de leurs activités,
  • Une communication permanente établie sur une relation de confiance entre les partenaires et avec la communauté,
  • Une méthode et les moyens de suivi et de collecte des données.
  • Une équipe compétente et dédiée.

Le financement du consortium et des partenaires doit être pluriannuel sur des cycles de trois à cinq années afin d’assurer la durabilité des actions. Le soutien financier et technique doit favoriser le développement des compétences des personnels et encourager l’innovation pour assurer des adaptations et des améliorations continues selon l’évolution des besoins, des opportunités et des résultats obtenus.

Perspective 

Le déploiement d’un système de première ligne tel qu’esquissé ci-haut représente un vaste chantier, quoique plusieurs expériences au Québec et ailleurs ont établi des fondements sur lesquels on peut construire. Un premier risque est de se concentrer sur quelques éléments isolés du concept de consortium comme les GMF ou les maisons des ainés. Comme une chaine, le système aura la force de son plus faible chaînon.

Un autre risque réside dans la compétition à laquelle on peut s’attendre pour les ressources qui seront disponibles après la crise, incluant le risque d’une politique d’austérité à cause des pressions à court terme. Alors qu’investir dans la promotion de la santé, la prévention des maladies et les services de première ligne produira un impact économique important à moyen et long terme. Mais nous avons les moyens et la capacité d’emprunter une voie de développement durable pour répondre aux besoins de la population présentement et pour protéger l’avenir des générations futures.

Il faudra faire preuve de clairvoyance et de volonté politique.

Jean Rochon, Professeur émérite, Université Laval, ancien Ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec (1994-1998)

 

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