Ce texte fait partie d’une série de réflexions sur la première ligne en contexte de pandémie du Réseau-1 Québec. An English version is also available.
Traduction française du texte original par Geneviève Castonguay et Antoine Boivin (BMJ Opinion, avril 2020).
En tant que soignants dans la communauté, nous sommes les témoins directs de la crise COVID. La vague pandémique vient de frapper le Canada et nous avons bénéficié de l’expérience d’autres pays pour mettre en œuvre des mesures précoces de confinement, de préparation et de gestion des soins. Comme ailleurs, nous sommes incertains quant aux conséquences sur nos patients, nos communautés, nos collègues, nos familles et nous-mêmes. Alors que nous naviguons dans le paysage changeant des soins communautaires au centre-ville de Montréal, nous observons la transformation la plus rapide et la plus profonde des soins de santé de notre carrière. Cette crise transforme nos équipes, nos relations et nous-mêmes.
Les équipes changent
Notre ethos de travail est passé de « moi et mes patients » à « nous sommes tous dans le même bateau ». En une semaine, la pratique en soins de première ligne est passée de consultations en face à face à près de 95 % de consultations téléphoniques. L’accessibilité — un problème insoluble des réformes des soins primaires au Canada au cours des 20 dernières années — a nettement augmenté en quelques jours. Le « système de santé publique bureaucratiquement immobile » que nous pensions habiter s’est mis en mouvement et des améliorations massives ont été réalisées sans ajouter un seul professionnel. Les hiérarchies sont ébranlées et nous mobilisons l’intelligence et la créativité de toute notre équipe pour transformer notre façon de travailler ensemble. Cliniciens, réceptionnistes, personnel d’entretien, fournisseurs d’équipement et gestionnaires jouent soudainement pour la même équipe.
Nous avons rapidement adopté de « nouvelles » technologies (téléphone, courriel et internet) pour les ordonnances, l’échange de documents et les rencontres d’équipe. Nous remettons en question la valeur de chaque test diagnostic, de chaque référence et de chaque traitement, en nous demandant si nos interventions font plus de mal que de bien (par exemple, en équilibrant le risque d’investigation hospitalière pour des douleurs thoraciques chez les personnes à haut risque de complications liées à la COVID, compte tenu des données épidémiologiques locales du moment). Nous augmentons nos capacités en reportant un certain nombre de tests de dépistage et de suivi des maladies chroniques, en tentant de maintenir soigneusement l’équilibre afin de minimiser les effets indirects de la pandémie sur d’autres problèmes de santé majeurs. Et nous partageons l’incertitude collectivement plutôt qu’individuellement. Comme l’a dit l’un de nos collègues : « Nous ne savons pas toujours où nous allons, mais nous y allons ensemble ».
Les relations et collaborations changent
Nous nous rendons compte que les patients, les citoyens et les membres de la communauté sont des soignants à qui nous pouvons faire confiance. Les parents sont devenus nos yeux et nos oreilles lorsque nous évaluons la maladie d’un enfant par téléphone. La majorité de nos patients atteints de la COVID (et d’autres conditions) prennent soin d’eux-mêmes, par eux-mêmes, à la maison, avec l’aide de leurs voisins, de leur famille et de leurs amis. Nous sommes impressionnés par la résilience de bon nombre de nos patients. Ils acceptent le changement, offrent des suggestions constructives, mobilisent leurs connaissances et leurs ressources intérieures pour s’adapter à la crise, manifestent leur appréciation de rester en contact avec une équipe soins de proximité qu’ils connaissent. Des patients partenaires expérimentés travaillant en étroite collaboration avec notre équipe de soins pour soutenir d’autres patients et les aider à trouver des solutions pratiques à leur nouvelle vie.
Nos “collaborateurs sur papier” sont devenus de véritables partenaires: professionnels de la santé et organisations communautaires cherchent des solutions communes à des problèmes pratiques communs. Nous voyons les rôles professionnels et les silos étroits céder le pas face à de nouvelles méthodes de travail. Des bénévoles de tous âges (enfants, adolescents, adultes et personnes âgées) réduisent les effets de l’isolement social sur la santé en maintenant le contact avec les personnes confinées chez elles. Les organisations communautaires, les pairs aidants, les services sociaux et les bénévoles sont finalement reconnus comme acteurs clés pour répondre aux besoins énormes de soutien psychosocial, matériel, alimentaire et économique. Des initiatives locales entre le système de santé et les municipalités sont créées pour répondre aux besoins des personnes les plus vulnérables (par exemple, la transformation de vieux bâtiments en chambres individuelles pour l’isolement à domicile des personnes sans abri). Les guerres de territoire professionnel ont été mises de côté à mesure que nous réalisons notre interdépendance avec nos collègues des soins intensifs, des hôpitaux, des salles d’urgence, des autres cliniques de première ligne, des soins à domicile, des soins de longue durée, des soins palliatifs, de la santé publique, des organisations communautaires et des réseaux informels d’entraide.
Se changer soi-même
La société n’est plus divisée entre les travailleurs de la santé et les autres. Nous réalisons soudainement notre vulnérabilité commune. Nous prenons conscience de notre fragilité face à la maladie et à la mort. Nous sommes profondément ébranlés dans nos limites professionnelles, confrontés à une maladie pour laquelle il n’existe encore aucun traitement spécifique. Cela nous rappelle notre propre interdépendance et notre besoin personnel de soutien.
Nous nous sommes réintégrés dans la communauté que nous servons, en agissant réciproquement comme soignants et bénéficiaires de soins. Nous sommes reconnaissants envers les adolescents qui livrent de la nourriture à nos parents, aux voisins qui nous donnent une lasagne et un sourire après une longue journée de travail, aux éducateurs en garderie qui nous aident avec nos enfants.
Et nous sommes plus intensément conscients de nos privilèges. Nous sommes tous dans le même bateau, mais nous n’avons pas tous accès aux canots de sauvetage. « Les inégalités de santé » et les « déterminants sociaux de la santé » sont passés de concepts abstraits à de véritables patients, amis et membres de la communauté qui sont tombés malades, ont perdu leur emploi, sont incapables de payer leur loyer ou leur épicerie, vivent seuls ou ne peuvent mettre en œuvre « l’isolement à la maison » parce qu’ils n’ont plus de maison, vivent dans des abris surpeuplés ou dans la rue.
Ces expériences vécues mobilisent le professionnel de la santé en nous, qui prend soin d’un patient à la fois, mais aussi les êtres humains en nous, qui prennent soin les uns des autres, au sein de communautés d’entraide. Des communautés qui ont toujours été là, parfois invisibles, mais que nous voyons et apprécions plus clairement maintenant.
Témoins et acteurs d’une histoire qui s’écrit
Ceci n’est pas un film que nous regardons à la télévision mais une histoire que nous écrivons ensemble, maintenant. Nous sommes à un carrefour qui peut nous déchirer ou nous rendre plus forts comme équipes, comme systèmes de santé et comme société. Ce que nous vivons en ce moment est écrit, imprimé, dans notre expérience et notre mémoire. Qui sait quel virage nous prendrons au prochain carrefour, et quel changement se maintiendra dans le temps. Mais ces choix façonneront notre avenir individuel et collectif.
Antoine Boivin, médecin de famille et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur le partenariat avec les patients et le public, Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.
Manuel Penafiel, organisateur communautaire, Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.
Ghislaine Rouly, patiente partenaire et coresponsable du projet de recherche-action Communauté soignante.
Valérie Lahaie, coordonnatrice en santé publique et en partenariat, Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Ouest de l’île de Montréal.
Marie-Pierre Codsi, médecin, services de soins à domicile, Groupe de médecine familiale Notre-Dame, Montréal.
Mathieu Isabel, directeur médical du service des sans-abri, Centre local de services communautaires des Faubourgs, Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.
Brian White-Guay, coordonnateur médical de l’équipe d’intervention COVID du groupe de médecine familiale de Notre-Dame, Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.